Tuesday, July 19, 2011






 
 Mahine essuie les larmes de ses grands yeux noirs. Cette ravissante Iranienne de 24 ans est réfugiée en Scandinavie depuis fin 2010, à la suite du coup d’Etat de juin 2009 qui a reconduit Ahmadinejad à la présidence. Arrêtée en juillet 2009, emprisonnée quatre mois, elle a perdu l’usage de la parole. Depuis son arrivée en Europe, elle est sous traitement médical intensif. Aujourd’hui, elle raconte son calvaire pour la toute première fois.
Visage blême, elle chuchote : « J’habitais en province avec mes parents. Je n’ai jamais milité ni participé à la moindre manifestation. Je n’ai même pas voté pour Moussavi. Je savais que rien ne changerait. J’étais obsédée par mes études : obtenir mon diplôme de médecine générale et partir à l’étranger, afin de me spécialiser en neuropsychiatrie pour enfants handicapés. ­Ironie du sort… C’est moi qui suis handicapée ­aujourd’hui. »
Elle boit un deuxième verre d’eau, allume une cigarette. « J’ai été arrêtée – enfin, plus exactement, kidnappée – par des “lebass chakhssi” [des agents de renseignements en civil] et non des policiers, en sortant de chez moi, sous les yeux horrifiés de ma mère. Ils n’ont fourni aucune explication, aucun mandat, contrairement au cas de mon frère. Lui, il a été arrêté par des flics en uniforme devant son université [Amir Kabir, à Téhéran, épicentre de la contestation étudiante]. »
« Quatre civils cagoulés m’ont poussée dans une voiture aux vitres fumées. Ensuite, c’est le trou noir : ils m’ont passé une toile de jute sur la tête, puis l’ont scotchée au niveau de la bouche et du cou. La bande adhésive me serrait la gorge. Le tissu puait l’urine, j’étouffais. J’ignore où ils m’ont emmenée. Je me suis retrouvée enchaînée des heures à une chaise, sans pouvoir bouger. Ma vessie pleine me torturait. Enfin, à ce moment-là, j’ignorais encore ce qu’est vraiment la torture. » Mahine baisse la tête, les traits figés. Des larmes coulent le long de ses joues et pleuvent sur ses mains délicates, qu’elle serre entre ses genoux.
« Soudain, j’ai senti des mains d’hommes me déshabiller et me fouiller. On m’injuriait : je méritais “les pires châtiments à cause de mon salopard d’enc… de frère”. Il était soupçonné de militantisme et incarcéré lui aussi. Je ne savais rien de ses éventuelles activités. On m’a capturée pour servir d’appât, pour faire craquer mon frère. On m’a traînée au sol, je recevais des coups de pied dans les reins, sur les seins… Puis on m’a jetée, toujours encagoulée et ligotée, dans une pièce humide et malodorante parmi d’autres prisonnières. L’odeur de sang et le brouhaha de plaintes, de râles et de toux sèches étaient mes seuls liens avec la vie. Ensuite, on m’a emmenée dans une salle d’interrogatoire. Une voix, celle du chef, je suppose, s’est mise à m’insulter. Des injures de voyou des bas quartiers. Et de nouveau des coups. De plus en plus durs. Paralysée, l’esprit ankylosé, je n’arrivais même plus à pleurer. Des mains ont enlevé mes chaînes puis m’ont déshabillée. Des voix ont récité des sourates du Coran et l’horreur a commencé. Deux hommes me tenaient et un troisième me violait. A tour de rôle. Ils priaient sainte Zahra [fille du prophète Mahomet, qui fait l’objet d’un culte chez les musulmans chiites] pour que leur acte soit accepté par le Très-Haut. Après, ils ont uriné sur moi et m’ont laissée seule. Impossible de dire ce que l’on ressent alors : incrédulité, horreur, rage, et surtout la haine des hommes, des saints, de Dieu. On m’a torturée durant toute mon incarcération. Pendant les abus sexuels, j’entendais des supplications de mon frère. Imaginer qu’il voyait les geôliers me violer était au-dessus de mes forces.
Alors j’ai tenté de me tuer en me tapant la tête contre les murs. J’ai su plus tard qu’il m’avaient fait écouter des enregistrements de sa voix. Lui, il était incarcéré à Evin, la prison politique de Téhéran. Pour le faire avouer, on le menaçait de me violer, on lui montrait des films de mes tortures. J’ignore s’ils l’ont obligé à… » Mahine se tait, puis reprend : « J’ai avoué tout ce qu’ils voulaient. Oui, mon frère possédait des armes, oui il organisait des réunions secrètes chez nous, oui il m’avait parlé des actions que lui et ses amis comptaient mener, oui il s’était inscrit à l’université Amir Kabir pour raisons politiques… En fait, il a juste brillamment remporté le concours d’entrée. »
Le récit de la jeune femme ressemble à des dizaines d’autres, notamment celui d’une victime de 21 ans qui a parlé, le visage caché, face à la ­caméra d’un militant clandestin de l’ONG International Campaign for Human Rights in Iran (*) : « Il faut dénoncer ces crimes, en finir avec la peur et cette horreur. Je suis invisible. Des milliers d’autres le sont en Iran. Je vous en prie, faites en sorte que cela cesse. » C’est cette vidéo, et d’autres, qui ont décidé Mahine à parler à son tour.

IL EXISTE AUSSI DES PRISONS ULTRASECRÈTES, SOUS LE CONTRÔLE EXCLUSIF DES PASDARANS

Du fond de leur prison, d’autres adressent des lettres ouvertes aux autorités iraniennes. Comme les frères Zaniar et Loqman, prisonniers politiques condamnés à mort en 2011. Torturés par sept bourreaux, ils ont fini par avouer des meurtres jamais commis. « Eux se fatiguaient de me tabasser ! Leur chef m’a félicité pour mon endurance, écrit Zaniar, mais j’ai craqué quand ils ont menacé de violer des membres de ma famille sous mes yeux. J’ai signé leur torchon. »
Les rares « chanceux » qui sortent des geôles iraniennes le doivent à la corruption généralisée, jusqu’aux plus hautes strates du régime. Dès qu’une famille arrive à la porte d’une prison où l’un des siens est enfermé, un mafieux lui propose spontanément ses services. Tout passe par ces réseaux, qui graissent la patte des matons, des officiers, des juges… Quel que soit le résultat obtenu, ils ruinent les proches des prisonniers, prêts à se défaire de tous leurs biens pour sauver leurs enfants. Ce système D ne fonctionne que pour la partie visible de l’iceberg. Car il existe aussi des prisons ultra secrètes, sous le contrôle exclusif des pasdarans, les Gardiens de la révolution, liés au bureau du Guide suprême, l’ayatollah Khamenei.
« Mes parents ont mis trois mois à savoir si j’étais vivante, explique Mahine. Du poste de police au palais de justice, ils ont payé des “médiateurs“ devant chaque établissement. Le premier jour de ma disparition, ils ont donné 800 euros [le salaire mensuel d’un professeur d’université] juste pour obtenir quelques noms de médiateurs fiables. »
Ces intermédiaires sont souvent d’anciens prisonniers de droit commun. Au plus bas de leur hiérarchie, il y a « le chien », en général un jeune qui effectue son service militaire en prison. C’est lui qui fait le lien avec les geôliers.
« Tout s’achète, reprend Mahine. Information, coup de fil d’une minute à une heure en présence des matons, location de portable, médicaments, drogues et, enfin, mise en liberté conditionnelle. Moi, vers la fin, j’ai eu droit à une cellule propre. Pour cela, pour ma libération et ma fuite du pays, mes parents ont dépensé plus de 38 000 euros. Davantage pour mon frère. Son crime ? Avoir eu des contacts avec le QG de campagne de Moussavi, durant les élections de 2009. Outre leurs économies, mes parents ont perdu la santé. » Mahine a été libérée au bout de quatre mois. Son frère a été condamné à six ans de prison pour « activité et complot contre la sécurité de l’Etat ». Il a été libéré sous caution au bout de deux ans, mais reste sous surveillance permanente et interdit de sortie.
Quand on veut vraiment briser les prisonniers politiques, on les envoie dans les « étables », les « terminus » ou les « abattoirs », des enfers où la majorité des détenus sont atteints de maladies infectieuses. Nous tenons ces renseignements du colonel Z. H., alias Babak Rahimi, le nom qui figure sur sa fausse carte d’identité. Il nous parle dans un café Starbucks. Ancien haut gradé du Sepah, inspecteur de la sécurité des prisons, il s’est récemment enfui d’Iran pour l’Amérique du Nord. La soixantaine, les traits poupins, l’air perdu, il se dit divorcé et sans enfant : durant la guerre avec l’Irak, un éclat d’obus l’a rendu stérile.

LES BOURREAUX PRIENT AVANT LEVIOL, AUTORISÉ PAR DES FATWAS

« Nous étions les yeux et les oreilles du Guide. Notre job : surveiller les responsables de toutes les prisons du pays, officielles ou non. En recoupant nos rapports, le bureau du Guide nous surveillait aussi. Nous avons confisqué des dizaines de films de tortures destinés à sortir du pays. En fait, le sort des prisonniers politiques est réglé à l’avance par le juge, selon des codes secrets introduits dans le mandat d’arrêt. Un Z en bas de page signifie « arracher des aveux par tous les moyens », un chiffre huit, légèrement déformé : « torture et exécution après l’aveu ». Ceux qui ont droit à un jugement sont des chanceux… »
Une ONG, Harana, a répertorié 76 types de tortures pour l’année en cours. Le colonel jette un coup d’œil au rapport puis sourit, glaçant : « Vous savez, le sel sur les plaies ouvertes, les poids accrochés aux testicules, les électrochocs ne sont rien comparés à certaines tortures importées de Russie. Ils envoient des gars se former là-bas. Il y a par exemple le “ventilateur à trois pales” : on attache un prisonnier à chacune, puis on fait tourner dans de la glace pilée tout en les frappant avec des câbles électriques. Tous avouent. »
Le colonel avale une gorgée de thé. Lui jure n’avoir jamais tué ni maltraité quiconque. « Mais j’ai vu des dizaines de viols d’étudiants à l’aide de bouteilles fermées, ou cassées pour provoquer des hémorragies. Et des viols collectifs de jeunes femmes. C’est vrai que les bourreaux prient avant le viol, autorisé par des fatwas. Je reste hanté par une fillette. A la prison principale d’une province du Centre, pour arracher des renseignements à Mahmoud Khorram Chokouh, un ingénieur en pétrochimie, ils ont violé sa fille Haideh, âgée de 9 ans, sous ses yeux. La gamine hurlait en appelant son père. Lui injuriait le Tout-Puissant. Il a été pendu comme ennemi de Dieu. J’ignore ce qu’est devenue la gamine. »
Aujourd’hui, selon le colonel, les éliminations se font de plus en plus dans des centres secrets. Chaque ville en compte de 15 à 30. Le plus terrifiant est le 005 de la capitale, près de l’aéroport Mehrabad. Quand ils veulent que le meurtre se sache – pour terroriser les autres –, ils relâchent le prisonnier en disant : « Tu es libre, mais deviens muet. » Puis un assassin l’achève contre une remise de peine. Depuis 2010, le régime se sert de plus en plus de criminels pour ses basses besognes. Les plus zélés suivent également des cours idéologiques pour aduler Khamenei, qui les absout de leurs péchés.
« Le pire, reprend le colonel, ce sont les centres de détention de la ­sécurité nationale. La police n’y met jamais les pieds. Juste les hauts gradés du Sepah comme moi. Le nombre de victimes dépasse votre imagination. Mais ça commence à se savoir car des geôliers ou des tortionnaires mettent de l’argent de côté pour partir… Certains espèrent également se racheter, comme moi. Je n’en pouvais plus. Quand ma propre sœur m’a dit que mon argent puait, j’ai craqué. » Celle-ci est veuve. Le colonel a élevé ses deux enfants, qu’il aime, dit-il, comme s’ils étaient les siens. Il tremble pour eux aujourd’hui. Son neveu, adolescent, renie le régime. S’il apprenait le dernier poste de son oncle, il le rejetterait. « Les jeunes ne veulent plus de ce régime, soupire le colonel. Y compris les enfants des dirigeants… »
    © Katouynoue Amiri
(*) iranhumanrights.org, entre autres organisations qui luttent pour les droits de l’homme en Iran.
Remerciements à Ahmad Batebi.Point final

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